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samedi

Préparation du voyage à Paris

Dimanche 25 juillet 2010,

Les jours passent et mon départ pour l'Arménie approche. Depuis plus d'un an, je prépare ce voyage dans les hauteurs du Caucase sur la terre de mes ancêtres. Mais à quelques jours du départ (samedi 31 juillet 2010), bon nombre de questions restent en suspens. Ce voyage a pour objectif de redécouvrir la culture de ma famille paternelle, et ainsi de mieux saisir mon identité culturelle. Né en France, je me suis toujours senti français. Néanmoins, chaque fois que j'entends parler de l'Arménie, je me sens proche de ce pays. J'en connais des images (celle du mont Ararat, de la Cathédrale d'Etchmiadzine), je reconnais sa gastronomie, j'entends sa musique... Mais je suis loin d'être arménien. Je ne maîtrise pas la langue, juste quelques mots qui j'espère permettront de me faire comprendre et de me faire accepter.
Samedi, en arrivant à Erevan, Aram, le frère de Shushanek, une amie arménienne pédiatre à Paris, doit venir me chercher à l'aéroport. Ses parents ont accepté de m'héberger quelques jours, le temps de m'acclimater. J'ai hâte de faire leur connaissance et de passer du temps dans une famille arménienne. Ce sera pour moi la première étape de mon pèlerinage culturel.


Dans mes bagages, au-delà de mes affaires de première nécessité, un livre mérite d'être cité : "Embarquement pour l'Ararat" de Michael Arlen. J'ai pris ce livre avec moi sur les conseils de Martine Hovanessian(1) que j'ai interviewé il y a peu de temps. Ce livre raconte l'histoire d'un fils qui, à la mort de son père, part à la recherche de son identité arménienne que son père lui avait caché en changeant de nom. Dans son voyage, au-delà de l'identité, le fils découvre le passé, renoue avec son arménité et réhabilite son père...



(1) Martine Hovanessian est anthropologue, directrice de recherche au CNRS. Elle enseigne à l'INALCO. Elle a écrit entre autres : " Le lien communautaire, trois génération d'Arménien" 1992, Armand Colin. Vous pourrez retrouver l'interview de Martine Hovanessian sur le site Internet Hayastan, Arménie d'Ici et de la-bas et dans le film documentaire Hayastan, la route de la vie.

vendredi

C'EST PARTI !

Dans l'avion, au départ de Paris, l'hôtesse me place siège 10 A.
A ma droite, côté hublot, un père de famille emmène sa femme et ses enfants, visiblement pour la première fois, en Arménie. Ils viennent de Los Angeles.
A ma gauche, de l'autre côté du couloir, il y a Vatche et Sevan Demirdjian, 2 artistes arméniens originaires du Liban et de Turquie. Je les ai rencontrés peu de temps auparavant lors des journées de commémoration du Génocide arménien, les 23 et 24 avril 2010.


L'américain demande au stewart si nous survolons la Turquie.
Après avoir pris renseignement auprès du pilote, le stewart répond par la négative. L'espace aérien, tout comme la frontière terrestre entre la Turquie et l'Arménie, reste interdit.
Je repense aux différentes manifestations pour la reconnaissance du Génocide auxquelles j’ai participé. Le besoin de reconnaissance qu’éprouvent les arméniens semble aller au-delà d'une criminalisation de l'état Turc. Le besoin de commémorer et la demande de reconnaissance qu’ils expriment est un message pour l'avenir : "Plus jamais çà !"
Je pars aujourd'hui en Arménie pour retrouver les racines culturelles qui se sont peu à peu enfouies du fait de l'exil forcé. A l’évidence, je ne suis pas le seul et ces premières rencontres m'encouragent dans ce projet. Nous avons apparemment tous besoin de savoir d'où nous venons pour comprendre où l'on va !

jeudi

Tsitsernakabert : le Fort aux hirondelles

2 août 2010, Erevan

Je me réveille à Erevan. Il est six heures du matin… le décalage horaire (+3 heures) ne joue pas en ma faveur, mais ma volonté de découvrir la ville est plus forte que la fatigue. J’assiste au lever du soleil qui monte peu à peu dans le dos de "Mère Arménie" (May Hayrenik), une grande statue de style soviétique qui trône sur la ville. Par chance, j’avais pris le contact d’Anaït Stepanian, la fille d’un grand artiste arménien, mort en 1977. Elle accueille des voyageurs pour gagner sa vie. Sa maison cumule les fonctions : habitat, auberge et musée.
Aussi étrange que cela puisse paraître, je me sens bien dans cet espace chargé de symboles et de vieux objets. Pour certains, cela apparaîtrait comme un fouillis, pour moi, il respire la vie. Je prends le temps de parler avec Galiané, la sœur d’Anaït, qui m’invite à prendre le thé chez elle. Elles sont voisines. Anaït reçoit un groupe de touristes, je dois donc quitter les lieux. Sa sœur m’invite à passer une nuit chez elle. Je découvre alors les talents de leur père : peintre, sculpteur, inventeur… Galiané me raconte son parcours de vie entre Erevan, Moscou et l’Italie. Plusieurs résidences artistiques, des expositions et plus de 300 livres illustrés. Son père était néanmoins contraint de conformer sa créativité aux exigences du régime soviétique. Il n’a pas été emprisonné mais a échappé de peu à la répression… Celà n’a pas été le cas pour d’autres artistes qu’il côtoyait, comme Ervand Kochar et Sergei Parajanov, dont on peut visiter les maisons au centre d’Erevan. Je ne manquerai pas de les visiter durant mon séjour.

Je décide d’aller me recueillir au Mémorial pour commencer mon voyage. Je dois rejoindre Vatché, Sevan et Lia, que j’ai rencontrés dans l’avion, qui, tout comme ma famille, ont été coupés de la "mère patrie" lors du Génocide de 1915. Le Mémorial, aussi appelé "Fort aux hirondelles" (Tsitsernakaberd), m’apprend bien des choses sur l’Arménie d’avant le Génocide.





Le territoire qui était englobé dans l’Empire Ottoman était divisé en Provinces. Huit sont aujourd’hui en Turquie. Le Mémorial les symbolise sous forme de colonnes autour de la flamme éternelle qui immortalise les disparus. J’éprouve énormément d’émotion devant les différentes représentations de ce passé qui nous a déchiré, qui nous a éparpillé.
Je prends conscience, dans le musée qui est accolé au Mémorial, des souffrances qu’ont endurés mes aïeux. Je comprends également la chance que j’ai d’être en vie, de la vie que je mène en France aujourd’hui, loin des troubles du passé. Je prends aussi conscience du devoir que j’ai d’honorer les victimes par le travail que j’entreprends…
Les larmes aux yeux, je quitte le musée. Triste aujourd’hui, pour être heureux demain… Le voyage rapproche du passé mais permet également d’envisager l’avenir… Je redescends en ville à pied, quelques heures de marche sont nécessaires pour digérer ce que je viens d’éprouver…

mercredi

La transformation d’Erevan, entre habitat traditionnel et investissements

3 août 2010,

Dans le centre d’Erevan, je suis interpellé par la construction de buildings. Erevan se transforme. De petites maisons sont accolées à de grandes constructions. 
Je rencontre une habitante du quartier qui m’invite à prendre un café arménien (hay sourdj). Ils vivent à sept dans un 30 m2. Juliette (1), qui a perdu son mari l’an passé dont le portrait orne le mur du salon, attend toujours d’être relogée. Avec ses parents et ses trois enfants, ils vivent dans un chantier permanent. Avec le passage des camions qui alimentent les chantiers environnants, leur maison risque de s’écrouler. La grandeur des nouvelles constructions affiche ouvertement le problème des inégalités.

Juliette m’explique qu’ils sont impuissants face aux entrepreneurs qui n’hésitent pas à faire pression sur sa famille pour les déloger. Mais ils sont bloqués ici par manque de ressources. "Bien sûr qu’ils partiraient s’ils en avaient les moyens !!" m’explique-t-elle. Mais ce n’est pas avec un revenu de 175 euros par mois qu’ils pourraient déménager. Elle espère l’aide du gouvernement qui jusqu’à maintenant est resté silencieux.  Chaque vendredi, elle a rendez-vous avec d'autres femmes pour manifester devant le palais de justice. Elles espèrent que leur mobilisation permettra la libération des maris emprisonnés pour s’être opposés lors des élections municipales, elles espèrent également obtenir des conditions de vie plus décentes. Après avoir visité son habitat et partagé un moment de vie, je ne peux que soutenir leurs actions.

Si vous êtes intéressés par le sujet, je vous invite à voir le film de Comes Chahbazian, Ici-bas, sélectionné au festival Cinéma du Réel 2010.


(1) J’emploie délibérément un prénom français pour garder l’anonymat de cette mère de famille qui a eu le courage de me parler de ses difficultés.

mardi

Armenie - Iran

Mercredi 11 août 2010,


Avant de prendre la route pour le sud de l'Arménie en direction du Monastère d'Amaras, je suis invité par Aram, au match de football Arménie - Iran qui se déroule au Stade Hrazdan. L'an passé ce stade avait été marqué par la rencontre entre l'Arménie et la Turquie. Cette rencontre avait donné un élan à la reprise des négociations pour l'ouverture de la frontière entre les deux pays. Les négociations sont aujourd'hui gelées de nouveau sur fond de négationnisme.

Les arméniens expriment en tous cas leur intérêt pour cette ouverture car aujourd'hui ils se retrouvent enserrés entre la Turquie et l'Azerbaïdjan avec pour seules portes d'entrée la Géorgie au nord et l'Iran au Sud. Les deux pays sont donc amis, la frontière est ouverte et les relations cordiales. Le match de foot est l'occasion pour les communautés de se rapprocher en partageant un loisir commun. Pour ma part, je ne suis pas un habitué des stades, mais je suis motivé par le désir de rencontrer des supporters des deux communautés, heureux de découvrir l'ambiance qui règne dans ce stade.  Le coup d'envoi est donné à 21 heures, deux petites tribunes se font face, elles sont pleines, mais les 2/3 du stade est vide. J'arrive avec 5 minutes de retard, les guichets sont fermés mais nous arrivons tout de même à nous procurer des places auprès d'une voiture ordinaire garée devant le stade (prix des places 1500 drams : environ 3 euros). Nous sommes placés par les policiers du côté des Iraniens. Ce n'est pas ce que nous aurions choisis spontanément. Quelques arméniens se retrouvent dans le même cas que nous. Mais les Iraniens sont motivés, mettent l'ambiance et nous accueillent chaleureusement.



Le match s'anime, et l'Arménie ouvre le score à la 32ème minute... Le camp Arménien jubile : on croit à une victoire tant désirée. L'équipe est soumise à de nombreuses critiques ces derniers temps. Côté Iranien, les supporteurs entonnent des chants en coeur. J'apprécie la bonne humeur d'un peuple qu'on nous présente systématiquement comme opprimé par le poids de la foi. L'ambiance est toujours aussi bonne à la mi-temps... 1-0 : les arméniens se prennent à rêver d'une victoire. Les iraniens gardent confiance en leurs joueurs pour réduire le score et devancer les rouge et jaune.  L'ambiance est toujours aussi bonne à la mi-temps... 1-0 : les arméniens se prennent à rêver d'une victoire. Les iraniens gardent confiance en leurs joueurs pour réduire le score et devancer les rouge et jaune. La deuxième mi-temps commence sur les chapeaux de roues. Un pénalty est sifflé en faveur des arméniens. Le goal iranien réalise un formidable arrêt et sauve son équipe d'un écart difficilement rattrapable.


Les tribunes redoublent d'ambiance, alors que l'Iran égalise sur coup de pied arrêté. Je suis monté dans la partie des tribunes réservées aux journalistes en me faisant passer pour un reporter sportif, français évidemment (une belle carte de visite, il faut bien l'avouer, quoique depuis le Mondial !...). Les supporters devant moi me demandent qui je soutiens, je leur dis que mon coeur balance pour les arméniens. Ce sont des arméniens et en sachant que je viens de France, ils me récitent les noms des joueurs de l'équipe de France d'origine arménienne : Djorkaeff, Boghossian...
L'Iran marque de nouveau, sur un centre-tir cette fois-ci. Les Iraniens sont à la fête, les arméniens poussent leur équipe pour revenir à la marque. Les 90 minutes touchent à leur fin lorsque le goal arménien se retrouve en face à face avec un attaquant Iranien.
Il commet une faute...
Le mal est fait, pénalty en faveur de l'Iran qui ne ratera pas cette balle de 3 - 1. Le match se termine par des chants perses dans un pays chrétien. Je suis rassurer de voir qu'en Arménie les peuples de différentes confessions religieuses peuvent s'amuser dans la fraternité. C'est du moins de cette manière que je choisis de vivre mon identité.







lundi

La vie au village

Vendredi 13 août 2010, 

Je dois encore repousser mon départ pour l’Ararat, pour assister à la bénédiction du raisin à Etchmiadzine, le saint siège de la religion Arménienne dans lequel réside le Catholicos. J’en profite pour accompagner Sarkis et Sveta dans leur Datcha près d’Achtarak au nord d’Erevan. Ils doivent effectuer quelques travaux agricoles et récupérer des provisions en prévision d’une fête qu’ils vont organiser pour l’anniversaire de leur fille Arminé. Pour sortir d’Erevan, nous passons par le quartier nommé Bengladesh, constitué de grandes tours de béton, symbole du logement au temps soviétique. À l’entrée d’une de ces cités, je remarque le portrait d’Antranik Pacha un fédayine ayant combattu les militaires turcs au moment du Génocide. Quelques kilomètres après être sortis d’Erevan, nous roulons sur une route construite dans la vallée de l’Aragatz qui domine l’horizon qui constitue le plus haut sommet de l’Arménie depuis que l’Ararat a été récupéré par la Turquie. Sur le bord de la route, les agriculteurs vendent leurs récoltes de saison : pastèques, melons, fraises et tournesols…

Nous nous arrêtons devant une maison avant d’arriver à la datcha. Sarkis sonne, une femme âgée ouvre sa porte. Sveta discute, je ne comprends pas tout. La vieille femme rentre chez elle pour revenir aussitôt avec des herbes aromatiques. En Arménie, les personnes âgées continuent de travailler. Certaines ne perçoivent même pas les retraites qui de toute manière sont rarement suffisantes pour subvenir au besoin du quotidien.
Nous reprenons la route et en arrivant à la datcha, Sveta prépare le café. Pendant ce temps, Sarkis me fait le tour du propriétaire. Il en profite pour m’expliquer qu’il a construit cette maison de ses propres mains grâce aux cours particuliers qu’il donnait après sa journée de travail. Sarkis était professeur de mathématiques et sa femme professeur d’arménien. Ils se sont connus durant leur enfance au Karabagh. Aujourd’hui leur village se trouve en Azerbaïdjan, et donc inaccessible… Sarkis me dit qu’il est fier de pouvoir laisser cette maison à ces enfants. Nous prenons le café avec Sveta, lorsque Sarkis revient avec un lapin dans les mains. Il ne cache pas son anxiété. Je comprends ce qui va arriver. Ce sera le mets pour l’anniversaire d’Arminé ! Il lui tranche la tête, le dépèce et le vide.




Sveta passe derrière lui pour laver la terrasse. La fin de journée approche, Sarkis doit donner un cours de math à quelques étudiants de la cité où ils habitent. Nous rentrons à Erevan, la voiture plus chargée qu’à l’aller…
 

samedi

Le mont Ararat et le monastère de Khor Virap

17 août 2010,

Je quitte Erevan en direction du Mont Ararat sur lequel l'Arche de Noë ce serait échoué (Genèse -8,4-). Depuis quelques jours, je suis plongé dans le monde religieux. Mon enquête sur l'identité arménienne s'est transformée en une quête spirituelle. Les images de l'Ararat dont les neiges éternelles paraissent en lévitation dans le ciel renforce son aura mystique.

Durant le trajet, dans la mashrouka (estafette arménienne), je repense aux paroles d'une vieille femme arménienne rencontrée à Erevan : "Dieu, ce sont les hommes qui l'ont fait. Nous l'avons placé là-haut pour qu'il règle nos problèmes." Malgré ses propos rationnalistes, hérités de la période sovietique, la vieille femme prie tous les jours pour que sa descendance ait une vie meilleure que la sienne. Chrétienne convaincue, elle s'inquiète des influences de l'Islam. La peur d'une invasion turque ressurgit régulièrement dans ses propos. Après 1h30 de trajet, j'arrive au monastère de Khor Virap dont les images ont bercé mon enfance. Son image accrochée au mur de la maison de mes grands-parents paternels est un des seuls souvenirs que je conserve de leur foyer. Ils sont morts durant mon enfance et je regrette de plus en plus de ne pas les avoir connus. Mais, je comprends aujourd'hui pourquoi l'image de ce monastère trônait dans leur salon. Il est un des symboles de l'arménité. Ce monastère est un lieu spirituel, hagiographique, historique.
L'histoire raconte que Grégoire, petit-fils d'un prince perse en cavale a été enfermé dans une crypte durant treize années pour avoir prêché les Evangiles.
L'Arménie était payenne et le Roi Thiridate dominait la vallée de l'Araxe.
En 301, alors que le Royaume était à la merci des envahisseurs, le Roi se convertit au christiannisme après que Grigor ait accompli un miracle en le guérissant. Ainsi, le Royaume d'Arménie devint le premier pays chrétien.
Au-delà de la spiritualité, cette action avait une dimension politique. Par la conversion, le christianisme devenait le bien commun des arméniens. Face aux guerres de territoires qui régnaient à l'époque, le Roi avait trouvé le moyen de constituer une identité supranationale, spirituelle. Le peuple arménien, éparpillé dans différents royaumes continuerait de partager des valeurs communes. C'est toujours le cas aujourd'hui.
Grégoire l'Illuminateur ayant été en contact direct avec les apôtres Saint Jean Baptiste et Athanagène, les évêques arméniens exprimèrent leur différence face aux orthodoxes et catholiques en 553.
Ils fondèrent la religion apostolique arménienne dont le siège se trouve aujourd'hui a Echmiadzin où je me trouvais dimanche dernier.
Bien que croyants, les arméniens ne sont pas "bigots" mais il est vrai que L'Histoire de l'identité se confond avec l'Histoire religieuse. Elle en constitue un des fondements. Le monastère de Khor Virap, tout comme les autres monastères que je visiterais prochainement constituent les traces matérielles, les objets de mémoire. Ils dessinent une géographie de la mémoire collective, une géographie qui s'étend au-delà des frontières de l'Arménie actuelle.
Néanmoins, bon nombre d'arméniens restent attachés à la terre d'aujourd'hui. Une coutume veut que le corps du défunt repose dans ou autour des monastères. Ainsi, des Arméniens, d'Ici et de Là-bas, se font inhumer dans le cimetière accolé au monastère de Khor Virap. On dit que leurs âmes habitent l'Ararat pour l'éternité.


Peut-être que mes grands-parents ont un jour exprimé ce souhait. Durant la nuit qui a succédé ma visite, je survolais en rêve l'Ararat. Je flottais dans les Montagnes, je traversais la vallée de l'Araxe... Ce matin au réveil, je me demandais si moi aussi je devais faire le choix d'habiter cette terre pour l'éternité...

mercredi

Karahunj, un observatoire astronomique millenaire

19 août 2010

Je me suis levé à l’aube pour voir le leve de soleil. Je l’aperçois depuis le balcon de ma chambre qui donne sur la vallée de Yeghegou. Les couleurs célestes sont pastelles, un dégradé allant du rose-orangé au bleu marine, monte de la cime des arbres au zénith. Il est 7h30 lorsque je quitte l’ancien palace soviétique aujourd’hui délabré. Le gardien me souhaite un bon voyage et m’indique la direction pour rejoindre la route où je dois faire signe à l’estafette (mashrouka) qui part d’Erevan pour Goris.
Dans les rues encore désertes, je rencontre un groupe de militaires. J’en profite pour leur demander mon chemin. Ils m’invitent à attendre avec eux le bus qui les enmène à la caserne. Il est 8 heures, les rayons de soleil commencent à irradier les plateaux et à s’engouffrer dans la vallée. Nous quittons la route principale, traversons quelques villages où les bergers avec leur troupeau commencent leur marche vers les sommets. Le conducteur me fait signe de descendre, nous sommes à Vaik et le prochain arrêt est la base militaire.
Arrivé à la gare routière, j’apprends qu’il n’y a pas de bus avant midi. Je décide de faire du stop, mais les voitures qui passent sont toutes surchargées, aussi bien de personnes que de produits agricoles. Un taxi en profite pour engager la discussion. Nous tombons d’accord sur un prix raisonnable pour rejoindre Sissian.
Il me parle du site de Karahunj, dont j’ai entendu parler mais qui me paraissait difficilement accessible. Les 83 kilomètres entre Eghegnadzor et Sissian sont ponctués par une succession de vallées. Au sortir d’une montagne abrupte, sur une route en lacets qui porte les stigmates des rudesses du climat continental, nous surplombons une série de quatre lacs artificiels. Devant mon admiration et mon envie de m’arrêter, le chauffeur me fait comprendre qu’il est interdit de se baigner. Ce sont quatre bassins artificiels dans lesquels sont enfouis les déchets des carrières.
La pierre est la ressource la plus importante de l’Arménie.
Peu après avoir passé Sissian, le chauffeur tourne sur une piste qui traverse des pâturages. Les vaches qui bloquent le passage s’écartent calmement au bruit du klaxon. Nous sommes en été et de nombreuses bêtes traînent leur progéniture derrière elles. Ainsi, les veaux sont à la traîne et s’approchent avec curiosité de la voiture. Un poulain suit la jument sur laquelle est perché le berger. Il nous fait un petit signe de la main, un sourire. Nous venons d’éviter ses bêtes et de rompre sa solitude.
Au bout de la route, j’aperçois des pierres dressées comme des menhirs. Le chauffeur me dépose et me laisse au milieu de ce champ de pierres. C’est à mon tour d’éprouver la solitude… Je prends mon temps avant de découvrir le site. Je me demande ce que je fais ici… Pourquoi, vers quoi !
Mais la puissance des rochers dressés à la verticale dégage une forme de sérénité.
J’aperçois au sommet de certains menhirs de trous circulaires. À quoi servent-ils ? que signifient-ils ? Pourquoi sont-ils placés sur certaines pierres plutôt que d’autres ? Est-ce le signe distinctif de la civilisation qui a dressé ces pierres, il y a plusieurs millénaires ?
Peu de temps avant mon départ, en France, j’avais rencontré Vahan Kevorkian, qui passe l’été entre la Turquie et l’Arménie. Il m’avait expliqué qu’il dirigeait un camp de volontaires au mois d’août avec l’association Terre et Culture dont la mission est de restaurer une Église et excaver de vieilles tombes dans un cimetière abandonné. Je décide de passer les voir, j’en profiterai pour questionner l’archéologue qui les accompagne.
Leur camp est à Kapan, dans les environs de Goris.

lundi

Vahan, Sipana, Azniv et la petite troupe de Terre et culture

20 aout 2010,

Terre et Culture

En passant par Goris, je rencontre les femmes de l’association Coopération Arménie. Liliane et Astrig, françaises d’origine arménienne mènent des actions en Arménie en faveur des populations défavorisées. Leur engagement a pris de l’ampleur depuis le séisme de 1988. Elles gèrent aujourd’hui un centre à Goris qui fait à la fois restaurant associatif, salles de classe et chambres d’hôte pour les voyageurs qui souhaitent participer au tourisme solidaire. 10 femmes sont salariées du centre qui distribue une trentaine de repas par jour à des personnes âgées et à des invalides dans l’incapacité de travailler. Je suis très bien accueillie par les femmes qui dès mon arrivée m’offrent toute leur hospitalité. Je leur parle de ma volonté de me rendre à Yeghvad pour rencontrer le groupe de jeunes volontaires de Terre et Culture. Elles décident de m’accompagner. Elles sont ravies de savoir que des jeunes Français participent à la valorisation du patrimoine culturel arménien. Elles même accueillent trois jeunes polonaises qui donnent des cours d’anglais dans le cadre du Service Volontaire Européen. Le Camp de Terre et Culture est situé dans un village de 250 habitants, à quelques kilomètres de Kapan, aux environs de la frontière entre l’Arménie et l’Iran.
Vahan, 25 ans est responsable de 16 jeunes, de 13 à 22 ans. Ils gèrent le chantier de restauration de l’Église et d’excavation de tombeau dans un cimetière abandonné. Les jeunes sont fiers de présenter leur travail. Ils se rendent compte que leurs vacances prennent un sens particulier. Ils découvrent la vie au village et participent activement à la valorisation du patrimoine arménien qu’ils portent tous dans leur coeur. En effet, l’ensemble des participants qu’ils soient français, anglais, américains, syriens ou libanais ont des origines arméniennes. C’est un moyen pour reconnecter avec leur passé familial. Je leur fais part de mon projet, nous nous rendons vite compte que nous sommes sur la même longueur d’ondes…
Un archéologue arménien supervise les recherches. Munis d’un stylo et d’un carnet, ils répertorient les tombes excavées. Au bout d’une demi-heure de visite, je les entends crier « Ceramica » ! Avec leurs pelles, leurs brosses et leurs mains, ils viennent de mettre à jour une tombe datant de l’ère préchrétienne. En effet, l’archéologue est catégorique, les motifs dessinés gravés sur la pierre datent de temps très anciens. Ils font références aux tribus nomades qui parcouraient la région, il y a plusieurs millénaires. Je lui parle de ma visite à Karahunj. Le scientifique préfère rester prudent et ne pas s’aventurer dans des théories avant d’avoir pu dater des fragments au carbone 14.
Néanmoins, la récente découverte dans la région de la plus vieille chaussure du monde, prouve que des populations habitent l’Arménie depuis plusieurs millénaires. Les Arméniens sont-ils les descendants de ces populations ? Tout comme les jeunes volontaires, je suis heureux de découvrir un passé insoupçonné. Toutes ces découvertes animent l’imagination et éveillent des vocations.

Un grand merci aux Volontaires de terre et Culture à Yeghvard, 2010.

vendredi

Les femmes et la guerre

Durant le trajet de retour vers Goris, j’aperçois les stigmates de la guerre qui a marqué la région entre l992 et 1994. Certaines maisons portent encore des impacts de bales, des usines sont éventrées, des ruines ponctuent les paysages. Dans la petite estafette, je suis pris de questions, comment les habitants ont-ils vécu le conflit ?
Nous nous arrêtons devant la maison de Nounê, une des salariés qui nous a invitée à manger. La table est copieusement garnie des fruits de saison. Tous les habitants possédant une maison ont également un potager et des arbres fruitiers. Le jardin me fait penser à Celui de Sarkis et Sveta à Achtarak. Après manger, je demande de l’aide à Liliane pour interviewer les femmes sur leur vécu durant la guerre. Les témoignages sont émouvants, effrayants, glaçants…
- « L’hiver était dur, sans eau courante, ni électricité. Les obus qui tombaient nous empêchait de dormir, nous vivions dans la peur. Nous avons passé deux noëls dans une cave à l’abris des bombes. La première fois, nous avions pu décorer un petit sapin avec des bouts de papier. Par contre la deuxième année, nous n’avions qu’une bougie pour nous éclairer ». En évoquant ces souvenirs, bien des femmes ont des larmes aux yeux

- « J’ai eu mon deuxième enfant en 1993. Chaque jour, je me demandais à quoi ça servait de donner naissance à un enfant dans ces conditions. J’avais peur pour lui. J’avais honte de lui offrir cette vie. Le jour de la naissance de mon fils, une frappe azérie est tombée à quelques mètres de la maternité, l’explosion à fait exploser les vitres. J’ai senti le souffle de la déflagration avec mon bébé dans les bras. Je suis sure qu’il est marqué à vie ».
- « Mon fils qui avait 36 ans à l’époque a été appelé pour combattre. Le premier jour, je lui ai dit, si tu y vas, j’y vais avec toi ! Mais il m’a répondu, Maman, si je dois mourir, je veux que tu sois en vie pour t’occuper de mes enfants… Ensuite, j’ai porté assistance aux combattants en faisant la navette entre le front et ici, avec des vivres et du courrier ». 
 Un grand Merci a l'Association Cooperation Armenie

mercredi

Jyrair, le peintre soldat

Jyrair est peintre. Il ne peut pas vivre de son art dans un pays où le salaire mensuel moyen ne dépasse pas les 200 euros. Même s’il perçoit une pension d’ancien combattant, avec sa femme, ils ont du trouver un moyen de se procurer d’autres revenus. C’est ainsi qu’est né Goris Hostel où je les ai rencontrés. Jyrair n’aime pas parler de l’époque ou il était soldat. C’est donc sa femme qui me raconte ce qu’ils ont du endurer. Sans eau ni electricité, été comme hiver, elle a dû élever leur fils et s’occuper de sa mère, aujourd’hui décédée. C’est elle qui lui a appris à parler anglais, ce qui facilite notre conversation. « Elle était polyglotte. Elle parlait l’arménien, le français, l’anglais, le russe, le perse et le turc. Elle a traversé le vingtième siècle. C’est elle qui a monté le premier hôtel de la région. Il y avait surtout des iraniens et des turcs qui venaient. Puis est venu le temps des français avec le jumelage de la ville avec Vienne ».
Aujourd’hui, dans de nombreuses maisons on peut voir une petite tour Eiffel ! Symbole de la France, petit cadeau que les voyageurs laissent en souvenir à leur hôte.
Au petit matin, Jyrair m’invite à son atelier situé dans l’ancien Goris, la partie troglodyte de la ville. Le décor naturel l’inspire, les roches calcaires transformées en cheminées naturelles, les fruits de saison notamment la grenade, les objets anciens qu’il a recueilli et qu’il conserve dans son atelier. Le métier à tisser et les jarres retiennent mon attention. Ces objets sont bien plus qu’une simple décoration. Ils sont la mémoire matérielle du savoir-faire de la civilisation arménienne d’avant l’industrialisation qui rime ici avec soviétisation.
La population de Goris, ville située dans la région du Siunik également connue sous le nom de Zanguezour, a lutté contre cette invasion. Les habitants se sont battus contre les différents envahisseurs qu’ils soient perses, turcs (1) ou russes. Mais c’est bien la guerre du Karabagh qui occupe les mémoires.
Je décide donc de continuer ma route vers Stepanakert avec la volonté de mieux comprendre ce conflit.

(1) Les azéris sont considérés par les arméniens comme des turcs du fait qu’ils soient turcophones.

dimanche

Kholovats, l'hospitalite armenienne

Pour ma dernière soirée à Goris, je prends le temps de me balader dans les montagnes qui encerclent la ville. Le décor naturel me fait penser à la Cappadoce. Bien que je ne m’y sois jamais rendu, les récits que l’on m’a raconté m’ont donné l’impression de connaître cet endroit. C’est aussi le pouvoir de la photographie. Les images restent dans notre esprit et intègrent petit à petit notre mémoire. Ainsi, je ne sais plus dire si le souvenir que j’ai de mon arrière grand-mère vient d’une photographie ou de ma mémoire. 
Je redescends tranquillement le Mont Oughtassar, lorsque je suis interpellé par un homme qui, depuis son balcon, m’a repéré en train de filmer le vol des oiseaux qui virevoltent dans le ciel au crépuscule, avant de retrouver leur refuge. Je vais à sa rencontre pour échanger quelques impressions. Mon arménien s’améliore petit à petit. Chaque jour, j’enrichis mon vocabulaire en consignant les mots que j’apprends dans mon carnet de note. 
Le jeune homme s’appelle Masis (1), il vit chez ses parents avec son frère Mais (2), leurs femmes et leurs enfants.  Il est âgé de 27 ans, tout comme moi. Nous rigolons de cette similitude qui nous rapproche. Nous partageons également le sens de l’humour car même si nous avons des difficultés à nous comprendre, nous préférons en rigoler plutôt que de s’accabler.
Face à sa curiosité, je lui présente ma carte d’identité. Toute la famille est intriguée. Ils sont ravis de voir que je porte un nom arménien. Bien conscient des traumatismes de l’histoire, depuis le génocide de 1915 jusqu’à la guerre du Karabagh, ils m’affirment que pour eux, je suis Hay, France-hay (3)
Ces mots me font prendre conscience que petit à petit, je redécouvre mon identité. Je pensais en préparant mon voyage que je devais mieux connaître la culture arménienne, mais aujourd’hui je me rends compte que j’éprouvais un besoin de reconnaissance de mes origines. 
Mais au-delà de cette proximité, d’âge et d’histoire, je me rends compte également de nos différences de vie. Ils vivent dans un milieu rural, avec des difficultés pour travailler… Ils sont nés durant la guerre. Ils ont envie de partir…


(1) nom arménien pour désigner le grand sommet de la montagne Ararat
(2) nom arménien pour désigner le petit sommet de la montagne Ararat
(3) Hay est le nom donné aux habitants de l’Hayastan (Arménie)

samedi

Stepanakert, Capitale d'un Etat qui n'existe pas

Stepanakert, capitale d’un Etat qui n’existe pas aux yeux du monde. Qui a déjà entendu parler de la République du Haut-Karabakh ? Peu de personnes, certainement ! Même les Arméniens ne comprennent pas toujours l’indépendance de cette région. Les résultantes de la guerre sont invoquées par les spécialistes : politologues, députés, sociologues.
Toujours est-il que la capitale Stepanakert est dotée d’un palais présidentiel et d’une Assemblée Nationale.. Depuis la fin de la guerre et les accords de cesser le feu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, les khalabakhtsi ont voté par referendum pour leur indépendance. Ils ont considéré que la guerre qu’ils ont mené était motivée par le droit du peuple à s’autodéterminer. L’Arménie a accepté cette indépendance de fait. C’est d’ailleurs le seul pays à avoir reconnu ce nouvel État.
Seize années sont passées depuis. Des maires, des députés de divers contrées sont venus sans qu’aucun président n’ai reconnu officiellement ce nouvel Etat. Il est difficile de prendre le risque de se fâcher avec l’Azerbaïdjan dont les ressources gazières et pétrolières sont convoitées par le monde entier. Ainsi, les Khalabakhtsis qui veulent émigrer doivent passer par Erevan pour obtenir un passeport arménien .
C’est le cas de Boris. Ce jeune khalabakhtsi est né en 1985. lorsqu’il avait six ans, les bombardements ont commencé. Durant de longues années, il continuait à se réveiller en sueur, une boule à l’estomac. Sa mère est partie en 1992 à Sotchi en Russie. Elle venait de perdre son frère colonel qui mis toute  son énergie dans la prise de Shoushi. Boris a grandi en Russie. Il est revenu à Stepanakert l’an passé avec sa mère pour ouvrir un restaurant non loin de la place principale. On l’appelle « jungly » car toute la famille s’efforce d’en faire un espace rempli de verdure avec petite cascade, vigne grimpante, fleurs colorées et parfumées. Bien qu’il s’occupe des travaux avec ses oncles à ses côtés, Boris rêve de partir en Europe. Il vit avec la peur que les conflits reprennent. Cette ville représente pour lui la guerre, une guerre ridicule à ses yeux. Il ne comprend toujours pas pourquoi les Azéris ont voulu chasser les Arméniens de leurs terres ancestrales. Il avait des amis azéris, sans contact aujourd’hui. Il espère pouvoir un jour reparler avec eux de leur amitié d’antan. Il souhaite qu’un jour les deux pays reprennent des relations pacifiques pour que leurs ressortissants puissent revivre. Je lui explique mon projet, ma volonté de redécouvrir la culture arménienne. Il m’explique que lui-même ne la connaît pas bien, mais il peut me présenter à ses oncles. J’accepte volontiers. Nous nous retrouverons demain au « Jungly ».


vendredi

Après la guerre...




En voiture, Raphael est venu nous chercher au volant de sa petite voiture soviétique. Il est fier de promener un étranger, encore plus un français. Il commence notre tournée du Karabagh par Shoushi. Sur le trajet, nous nous arrêtons au bord de la route. C’est ici que son frère Aram est décédé. Il a reçu une balle en pleine poitrine. Des snipers Azéris étaient placés dans la muraille médiévale qui encercle la ville. Avec des armes modernes, ils perpétuaient les combats du Moyen-âge. 
Raphaël, les larmes aux yeux, explique à son neveu les difficultés qu’ils ont rencontré pour reprendre Shushi aux Azéris. La ville est située sur un plateau bordé de falaises. Ils ont escaladé, ils ont assiégé les occupants jusqu’à les priver de nourriture. Lorsque les Azéris ont capitulé et ont obtenu la permission de fuir par le corridor de Lachin, les Arméniens ont retrouvé leurs munitions dans l’Église. Elle leur servait de planque. La prise de Shushi est sans nul doute un des tournants de la guerre, à la fois psychologique et physique. La bataille fît des milliers de morts des deux côtés. Un dicton arménien dit que "le peuple qui tient Shoushi tient le Caucase !" Nous entrons dans la ville qui porte encore les traces de la guerre. De nombreux bâtiments en ruine sont en cours de reconstruction. C’est le cas de la Mosquée. Un mécène iranien a financé sa reconstruction. Les habitants exécutent sa reconstruction pour manifester leur volonté de vivre en paix, dans le respect. 
Raphaël est nostalgique de ce temps où il faisait ses courses dans le grand bazar, en ruine maintenant. Il se rappelle entendre l’Appel de la prière résonner à travers la ville depuis les minarets. Il se rappelle aussi ses nombreux voyages à Bakou pour les vacances avec ses parents. Aujourd’hui, la frontière est gardée des deux côtés par des snipers et les échanges de tirs sont fréquents. En début d’après-midi, je passe par le ministère des Affaires étrangères pour obtenir mon visa. Avant d’être édité, l’officier me demande les villes que je compte visiter. J’indique plusieurs villes dont Aghdam. L’officier me fait appeler dans son bureau.
- « Aghdam : no permission ». Je demande timidement pourquoi.
- « Not in the frontier ! », c’est tout ce que j’obtiendrai comme réponse.
À la sortie du bureau, Boris et Raphaël m’attendent dans la voiture. Je leur avais parlé de ma volonté d’aller à Aghdam. Je leur explique que je n’ai pas eu la permission. Raphaël n’y prête pas d’importance, nous démarrons…

C’est la première fois aussi que Boris s’approche de la frontière. Il a un cousin militaire qui est réputé pour ses qualités de sniper. C’est à travers ces récits qu’il connaît les lieux. Après être sortis de la ville, être passés devant la gare ferroviaire totalement désaffectée (tous les trains qui partaient de Stepanakert menaient en Azerbaïdjan), nous roulons sur une route remplie de nids de poules. Les habitations se font de plus en plus rares. Avant les remparts d'Ishghevan, j’aperçois une grande base militaire. Caméra au point, je commence à sentir le danger. Je me demande si je fais bien de m’aventurer dans ces territoires ! Mais la soif de connaissance est plus forte que moi ! Et l’adrénaline me pousse à continuer. Le long de la route, nous longeons un cimetière musulman, avec ses pierres uniformes et ses tombeaux. Je suis surpris de voir les sépultures en si bon état. Raphaël m’affirme que les habitants les respectent et les entretiennent de temps en temps. Ces démarches font parties de la volonté des populations de se réconcilier. L'espoir renaît. Mais quelques kilomètres plus loin, nous arrivons à Aghdam. L'ancien chef-lieu du Karabagh, ville déserte, ville défunte. La ville qui comptait 150 000 habitants avant la guerre n'est plus qu'un champ de ruines... des ruines qui s'étendent à perte de vue. Cet espace respire la violence des combats, on sent la mort. Nous ne nous aventurons pas dans les décombres de peur de tomber sur une mine. En plus, nous sommes en toute illégalité. Il ne faut pas tarder. Nous nous arrêtons néanmoins sur le bas-côté pour que je prenne quelques images... 
Raphaël ouvre le capot de sa voiture pour faire mine de laisser refroidir l'engin. Technique intéressante, seulement nous sommes dans une partie du monde où les personnes sont solidaires. La première voiture qui passe s'arrête inévitablement pour nous porter assistance. Je cache la caméra... Ce sont des militaires qui se rendent au front ! Ils sont heureux de ma présence. Ils me racontent les combats et nous affirment qu'ils ne lâcheront pas un centimètre du territoire libéré. Sur ces paroles, nous repartons vers Stepanakert, les images de désastre hantent mon esprit jusqu'à maintenant...




Chenorakal'em Rafo yev Boris.


jeudi

les jeunes filles de vank

Je pars à l’aube pour Gandzassar, un monastère situé dans le nord du Haut-Karabagh. Nous sommes dimanche et je compte assister à la messe. Le monastère est un haut lieu du christianisme d’Orient. Il a été le siège du Catholicos, Patriarche de l’Artsagh (1) durant près de six siècles (1200 – 1800) avant d’être transféré à Chouchi.
À la gare routière de Stepanakert, j’apprends qu’il n’y  a qu’un bus le matin et un bus le soir. Pour embarquer, je dois présenter mon passeport et le papier que m’a fourni le ministère des Affaires Étrangères sur lequel j’avais pris soin d’indiquer Gandzassar. On me délivre un papier en plus du ticket de transport. L’Etat est si fragile que les administrations n’hésitent pas à délivrer des papiers pour prouver son existence. J’embarque donc vers 10h. À la sortie de Stepanakert, le mashrouka emprunte la dorsale Nord-Sud construite récemment par les fonds de la diaspora. L’aide internationale est concentrée sur les voies de communications qui permettent à l’État de développer son économie et d’intégrer l’ensemble des territoires. Le bus ne monte pas jusqu’au monastère, il s’arrête à Vank. Un petit village à partir duquel on aperçoit, le monastère en miniature, perché sur le sommet d’une montagne. Je décide de continuer à pied… Quarante-cinq minutes de marches en pente raide…À mon arrivée, les cloches résonnent dans la vallée. L’office va commencer. Les messes arméniennes sont longues et complexes. Je fais partie des seuls à rester durant les trois heures de rituel. L’encens diffuser par les prêtres donne à voir les rayons lumineux qui traversent la pièce avant de s’échoir sur l’autel. Le cœur des femmes et les chants du prête illuminent les cœurs.
Après le rituel, le cœur apaisé, l’âme hypnotisée par tant de beauté, j’entame une errance autour du monastère. Je visite le cimetière des fédaynes qui lui est accolé. Les tombes sur lesquelles sont gravés les portraits des soldats me rappellent les centaines de photos exposées au musée des soldats disparus.
De retour à Vank, j’apprends que le bus est déjà parti. Je commence à faire de l’autostop, mais nous sommes dimanche et l’activité est faible. Un homme vient à ma rencontre pour m’inviter à manger. Nous passons devant le commissariat avant d’atteindre la salle des fêtes. En entrant, je découvre une salle pleine de soldats en permission. On me fait une place et commence à porter des toast pour célébrer ma présence. Les tables sont remplies d’hommes tandis que des femmes s’activent en cuisine. 

Des enfants dansent…des jeunes filles entament un défilé. Elles s’amusent, elle respire la vie. Je commence à filmer. Certains sont fiers de se présenter, d’autres me posent des problèmes. On me propose un combat de boxe. Je décline l’invitation d’un homme trapu qui visiblement  à trop bu. J’affirme ne pas faire le poids face à lui !
Il est minuit, des voitures surchargées commencent à partir. Je n’ai toujours pas trouvé le moyen de rentrer. À une heure du matin, deux jeunes décident de me raccompagner. Pour éviter les contrôles routiers, ils empruntent les pistes escarpées dans les montagnes. Nous pilons plusieurs fois devant des crevasses qui pourraient nous éjecter dans le ravin. Seule la lune nous éclaire. Je ne suis pas rassuré. Je m’en remets aux prières de la matinée pour assurer ma destinée…



(1) L’Artsagh est le nom de la Province arménienne aujourd'hui appelé Karabagh qui signifie terre noire (fertile) en turc.

mercredi

Artsagh : au coeur de l'identité arménienne

Avant de rentrer à Erevan, Boris et Raphaël me proposent de me conduire au Monastère d’Amaras. Bien que partiellement détruit durant la guerre, l’édifice a été restaurer. Je vis cette dernière excursion comme un pelerinage initiatique. Le  monastère d’Amaras a été fondé par Grégoire l’Illuminateur. Il était un grand centre d’étude dans le passé lorsque religion et science étaient encore mêlées. Mesrop Mashtot, le créateur de l’alphabet arménien y a fondé la première École arménienne. Je comprends que c’est avant tout pour l’histoire que les Arméniens revendiquent ce territoire. 

Comment déposséder un peuple du lieu où a été fondée sa première école ! 

Les Khalbaghtsi sont des combattants de l’histoire. Ils symbolisent pour le peuple arménien la dernière muraille contre la désintégration territoriale. Ainsi, de nombreux spyurq hay (membres de la diaspora) les ont rejoints durant la guerre pour participer à la protection de l’identité arménienne. Profondément pacifique et contre la guerre, je comprends néanmoins ce combat. Dans la crypte du monastère, je m’incline devant le tombeau du petit-fils de Grégoire l’Illuminateur. Le tombeau date du septième siècle… Combien de temps, combien de preuves, combien d’efforts de restauration faudra-t-il pour que le monde reconnaisse l’appartenance de ce territoire au peuple arménien. Peu à peu, je comprends également pourquoi le Haut-Karabakh a choisi son indépendance. Il ne s’agit pas d’une annexion de ce territoire par l’Arménie, mais bien du droit d'un peuple à l’autodétermination. Les khalabaghtsi sont les dépositaires de l’histoire de la région. Ils s’opposent au centralisme politique en ne voulant pas que leur destin repose entre les mains des politiciens d’Erevan, surtout lorsque ceux-ci sont prêts à abandonner le Haut-Karabakh pour instaurer de nouvelles relations avec la Turquie.
À travers ce voyage, je prends conscience comment l’identité se forme par l’histoire et dans l’adversité. Je comprends également sa dimension politique. Néanmoins, ma formation en anthropologie me permet d’avoir le recul nécessaire pour ne pas adopter des positions radicales. Je préfère au contraire œuvrer pour la respect des différences culturelles et la réconciliation. Je quitte Stepanakert avec ces problématiques en tête. Je quitte Stepanakert avec mes nouvelles amitiés en tête. Je quitte Stepanakert en faisant le serment de ne jamais oublier le Haut-Karabakh quand je parle de l’arménité.


La rentree à Erevan

C’est la rentrée. Mon retour à Erevan et la rentrée des classes. Les enfants sont tous apprêtés. Chemise blanche, pantalon noir. Il n’y a plus d’uniformes depuis le temps soviétique, mais les familles doivent suivre un dress code. La coutume veut que les enfants qui rentrent en première année offre un bouquet de fleurs à leur enseignant. La rentrée est vécue comme une fête. Tous les membres de la famille disponibles accompagnent le petit qui rentre dans la cour des grands. Tout le monde se rassemble devant l’école pour écouter le discours de la directrice qui rappelle les valeurs dont ils sont les garants : respect, savoir et réussite. Bien que l’Arménie souffre de la pauvreté, le système éducatif est bon. Les professeurs mettent toute leur énergie malgré un salaire de misère. Les familles les respectent, les admirent et ne manquent pas de les remercier à chaque occasion. Ce n’est pas toujours le cas en France, malheureusement.
Je clôture donc mon voyage par le commencement d’une nouvelle année. Durant mon séjour, j’étais un peu comme ces enfants qui débarquent à l’école avec la volonté d’apprendre. J’étais comme ces enfants pour qui la connaissance représente une réussite en soi. Avec beaucoup d’admiration pour eux, je me rappelle de ma scolarité.
Il me semble que c’est durant cette période que j’ai pris conscience de mon arménité, lorsque les professeurs écorchaient mon nom de famille, lorsque les autres élèves me demandaient de quelle origine j’étais. Je ne savais pas trop quoi dire à cette époque-là. Aujourd’hui, je me sens déjà plus paré pour présenter mon parcours familial, mais j’ai aussi conscience de tout ce qui me reste à découvrir. J’ai renoué avec mes racines, mais aussi paradoxale que cela puisse paraître, j’ai également renoué avec mon côté français. Je me sens maintenant appartenir aux deux peuples. Un petit peu à l’un, un petit peu à l’autre. Je ne vis pas ce métissage comme un handicap, mais au contraire comme une richesse. Il me permet une ouverture sur le monde, il me donne un point de vue humaniste dans les débats sur l'identité nationale. Ainsi, je continue mon travail sur l’identité arménienne, je continue également mon combat contre le nationalisme et l’uniformisation culturelle…

jeudi

Le corridor de Lachin


Le corridor de Lachin : c’est une zone tampon, traversée par l’unique route qui relie l’Arménie de la République du Haut-Karabakh. Cette route a été reconstruite après la guerre grâce aux fonds arméniens de France et de l’ensemble des pays où s’est constitué la diaspora (Etats-Unis, Russie, Liban, Iran, Canada, Argentine, Brésil, etc…). Cette route a été appelée par les Franco-arméniens « Route de la vie ». De nombreux camions venus d’Arménie et d’Iran la sillonnent chaque jour. La route est plutôt en bon état, mais les nombreux travaux en cours rappellent qu’elle nécessite un entretien permanent. J’ai pris place à bord d’un mashrouka à la gare routière de Goris en direction de Stepanakert. Le tatouage sur la main du chauffeur, entre le pouce et l’index, indique qu’il a participé à la guerre. Le tatouage est flou, probablement réalisé de manière artisanale, à l’encre de Chine. Était-ce son numéro de matricule où un signe distinctif qui aurait permis de le reconnaître s’il avait perdu la vie durant les combats ? Je ne sais pas et je n’ose lui demander.
Après une demi-heure de route, quelques ruines commencent à ponctuer l’horizon. Nous arrivons bientôt à un poste de garde. Le chauffeur me demande de sortir.
- « Check point » me lance-t-il. J’aperçois un agent dans une guérite.
- « Passport ! » 
Il note mon nom dans un cahier et me donne un document que je devrais remettre au ministère des affaires étrangères à mon arrivée à Stepanakert. Je devrais alors m’acquitter du prix du visa. Drôle de procédure que de devoir prendre le visa après être entré dans le pays ! je souhaite prendre une photo, le garde m’en empêche nerveusement. Il m’indique néanmoins un chemin en terre qui part de la route en m’affirmant que là-bas je pourrais photographier. Le sentier mène à une forteresse historique, celle de « Talin ». La photographie aussi à une portée politique. Les arméniens, dans tous les lieux historiques, tentent de prouver que leur présence remonte à plusieurs siècles. Volonté de légitimer leur présence et leurs droits sur/dans ces territoires. J’en ai conscience, sans pour autant en faire l’objet de mon travail. Néanmoins, je suis étonné de n’avoir jamais avoir entendu parlé des arméniens comme peuple autochtone du Caucase. Peut-être trop de fierté pour être ou se considérer comme les « Indiens » des montagnes eurasiennes. En tant qu’anthropologue, l’idée me plait !
Nous continuons la route à travers les montagnes. Certaines vallées sont traversées par des câbles métalliques. Mon voisin, qui d’ailleurs est presque sur mes genoux tellement nous sommes serrés sur la banquette, m’apprend que ce sont des détecteurs de mouvement. Ils informent les militaires de la présence d’hélicoptères.
Nous faisons une pause, après avoir passé une Église fraîchement rénovée. Au-delà de la vie religieuse à laquelle elle répond, ça présence est symbolise l’arménité de la région. Elle s’oppose implicitement aux volontés de l’Azerbaïdjan de récupérer ces territoires. La religion aussi est une arme en politique !
Sur le bord de la route, un relais routier à constituer sa clôture avec des douilles d’obus désamorcés. Bien que calme et verdoyant, de petits détails tout au long du corridor de Lachin rappelle que la guerre hante les lieux et les esprits. Rappelons que cet espace indéterminé a constitué le terrain de fuite des armées turques. Aujourd’hui, dans le droit international, il n’appartient ni à l’Arménie, ni à la République du Haut-Karabakh mais à l’Azerbaïdjan. Ces territoires ainsi que d’autres situés sur la zone-frontière sont aujourd’hui au cœur des pourparlers pour que les cessés les feux deviennent un armistice. Néanmoins peu d’arméniens sont près à rendre ces territoires qu’ils considèrent comme libérés. Pour ceux qui seraient ok, ils ne croient pas à l’assurance d’une paix durable assurée par la présence d’une force internationale, qui d’ailleurs a déjà montré ses limites à plusieurs reprises …